Pourquoi pas moi ?
Quand j'étais
petit, je voulais déjà être quelqu'un d'autre. Mais à ce
moment-là, ça ne posait aucun problème. Il suffisait d'errer dans
les bois, ou bien, les jours de pluie, de marcher en rond dans ma
chambre ; il suffisait d'entendre un peu de musique, ou bien d'être
replié sur la banquette arrière de la voiture, le nez contre la
vitre, et mes pensées démarraient en roue libre, d'autres paysages
commençaient à défiler, et – j'étais qui je voulais, où je
voulais, quand je voulais, j'écumais Samarcande et Bangkok, je
franchissais le Khiber Pass, j'étais trappeur à la frontière, je
voyageais à cheval sur tous les hauts plateaux du monde.
- Et si les
limites du temps et de l'espace ne comptaient pas, quelle importance
pouvait avoir mon corps, qui ne servait qu'à accompagner mon
imagination dans des endroits où nous étions tranquiles ?
Mais
aujourd'hui, l'envie fait beaucoup plus mal. Il y a ce corps, le
mien, tassé contre la vitre du bus, et il y a ces corps, ceux des
autres, qui montent à tous les arrêts, et certains évidemment
beaucoup plus que d'autres ; ces corps,
les vrais hommes, insouciants, les épaules déliés, les vêtements
choisis sans soin (ou avec, peu importe, après tout ils peuvent
porter ce qu'ils veulent; et souvent ce que je leur envie le plus
c'est les bijoux, les cheveux longs, les vestes hippies – interdits
pour moi) ; ces corps qui ne sont pas les miens, ces corps meilleurs
que le mien, les corps de ceux qui sont des hommes ; et – pourquoi
pas moi ?